Jackie l'Eventreuse
par Paola Genone
Et si le tueur en série qui a terrorisé l'Angleterre victorienne était une femme? Les traces d'ADN retrouvées sur des lettres datant de 1888 relancent une piste inexplorée. Ce sont des lettres d'autrefois. Des missives jaunies dont le secret a résisté à l'usure du temps. Au total, il y en a 360, toutes attribuées, à tort ou à raison, à Jack l'Eventreur, l'assassin de cinq prostituées, en 1888, dans l'est de Londres.
Ce matin de septembre 2005, cent dix-sept ans après les faits, Ian Findlay, un biologiste écossais vivant en Australie, examine ces documents avec précaution, de ses mains gantées. Tout est là, devant lui, sur une table des Archives nationales britanniques, à Londres. L'une des lettres, écrite à l'encre rouge et tachée de sang, retient son attention. Comme beaucoup d'autres, elle est signée «Jack the Ripper». A ses côtés, Stewart Evans, ancien policier et expert réputé de cette énigme, désigne un autre courrier: «Ici, le meurtrier décrit la façon dont il a éventré sa victime, en lui arrachant le foie après l'avoir égorgée. Seul le coupable pouvait connaître ce détail.»
C'est ainsi, en partant de ces archives, que Findlay l'Australien d'adoption et Evans le Britannique vont relancer, à leur manière, ce fait divers d'exception. Après une année de recherches, ils affirment aujourd'hui que la personne qui terrorisa cette année-là l'Angleterre victorienne était peut-être une femme! Jacqueline l'Eventreuse et non Jacques l'Eventreur.
L'hypothèse n'est vraiment pas nouvelle. A l'époque, elle avait déjà été soutenue - sans preuves irréfutables - par Frederick Abberline, l'inspecteur de Scotland Yard chargé du dossier. La vraie nouveauté est scientifique: plus d'un siècle plus tard, la génétique vient conforter cette théorie et apporter un nouvel éclairage sur l'une des plus grandes énigmes de l'histoire du crime. Tout cela grâce au Pr Findlay...
Les autres suspects
Qui était l'Eventreur? Depuis 1888, les suspects n'ont pas manqué. Outre Mary Pearcey, les principaux sont les suivants:
Francis J. Tumblety, un médecin américain, est arrêté en novembre 1888. La police le soupçonne en raison de son passé de charlatan et de sa haine des femmes. Libéré sous caution, il s'enfuit aux Etats-Unis.
Aaron Kosminski, un coiffeur d'origine polonaise, est suspecté pour ses tendances meurtrières et misogynes. Un témoin le met en cause, mais refuse de confirmer ses propos lors du procès.
Albert Victor, le prince de Galles (1864-1892), figure lui aussi sur la liste des suspects. Cette hypothèse extravagante fait scandale en 1962, avec la publication d'un ouvrage reprenant les notes du médecin de la reine. Ces documents évoquent les penchants du prince pour le sexe et le sadisme. Cette piste, jugée peu crédible par les spécialistes, n'aboutira pas plus que les précédentes. Cet homme de 39 ans, dont le laboratoire dépend de la Griffith University de Brisbane (Queensland), est connu pour avoir mis au point, en 1997, une technique permettant de retrouver, à l'aide d'une seule cellule (contre 200, au moins, auparavant), l'ADN d'une personne ayant vécu il y a deux cents ans. Depuis cette découverte, la police australienne a fait appel à lui à plusieurs reprises pour élucider d'anciens meurtres. Jamais, pourtant, il n'aurait imaginé que ses compétences en biologie moléculaire le mèneraient un jour à s'intéresser au dossier «Jack l'Eventreur». Il se trouve en fait que sa découverte, rendue publique par l'université d'Oxford, a attiré l'attention des passionnés de cette affaire, toujours nombreux en Grande-Bretagne. «En 2004, raconte-t-il, un collectionneur britannique m'a envoyé une mèche de cheveux ayant semble-t-il appartenu à l'une des proies de "Jack". Cela me paraissait farfelu. Mais j'ai par la suite reçu d'autres mèches provenant des descendants de la victime. J'ai comparé ces ADN...» Le scientifique s'aperçoit rapidement que non seulement les ADN ne correspondent pas, mais que, dans certains cas, il ne s'agit même pas de vrais cheveux! «J'ai réalisé qu'il existait un business incroyable autour de l'Eventreur, que l'on vendait des couteaux, des lettres, des photos, des os... Et pas seulement sous le manteau, mais aussi chez Sotheby. Ce que ces collectionneurs attendaient de moi, c'était ma caution scientifique.»Findlay propose alors ses services à Scotland Yard. Un mois plus tard, la police anglaise l'invite et met à sa disposition les lettres attribuées au tueur et conservées aux Archives nationales. «Au moment où on m'a appelé, je ne connaissais que le mythe de l'Eventreur, poursuit le chercheur. C'est pourquoi j'ai contacté Stewart Evans, surnommé "le ripperologue". Passionné par cette histoire depuis l'âge de 10 ans, cet ancien policier a écrit les livres de référence sur le sujet.»
Une fois à Londres, Findlay découvre le monde de Jack the Ripper. Evans l'entraîne dans le quartier de Whitechapel. «Je le suivais, désorienté, dans le dédale de ruelles où furent retrouvés les corps des prostituées, se souvient-il. Evans me décrivait la façon dont elles avaient été mutilées, me montrait leurs photos... Nous avons bu une bière au Britannia Pub, sous les fenêtres de l'appartement où la police découvrit le cadavre de Mary Kelly, le 9 novembre 1888. J'avais l'impression de voir Jack rôder dans les rues...» Le lendemain, aux Archives nationales, Findlay examine les lettres. Sa mission: trouver une trace d'ADN permettant de remonter à l'assassin. Evans l'aide en sélectionnant les missives qu'il estime authentiques - une quinzaine sur 360. Findlay constate alors que la plupart d'entre elles, manipulées par des centaines de policiers depuis 1888, portent une multitude d'empreintes. Même celles qui sont protégées par des pochettes de plastique se révèlent inexploitables: «Sous le plastique, les traces s'étaient détériorées, rendant impossible tout travail sur l'ADN.» Il trouve tout de même des résidus de la salive laissée par l'expéditeur lors du cachetage des enveloppes. Mieux: en soulevant les timbres - jamais ôtés jusqu'alors - Findlay découvre des fragments de peau, d'ongles et de cils. Il recueille tous ces indices dans des éprouvettes, y compris le sang - délibérément laissé sur le papier par l'assassin - d'Elizabeth Stride, la troisième prostituée victime de l'Eventreur. De retour en Australie, le chercheur travaille des mois dans son laboratoire avec une équipe de cinq personnes. «Je n'avais pas le droit à la moindre erreur, raconte-t-il. A chaque test sur une cellule, je ne disposais que d'une tentative pour pénétrer le noyau où se cachait le possible profil génétique de l'Eventreur. Autre difficulté: ces cellules, vieilles de cent dix-sept ans, avaient été rendues inaccessibles par une protéine qu'il fallait neutraliser.» Après plusieurs échecs, des échantillons provenant de deux lettres livrent leur secret. L'ADN découvert est celui d'une seule et même personne: une femme!
La réponse à l'énigme enterrée au cimetière de Newgate.
En signant ses crimes «Jack l'Eventreur», celle-ci aurait donc cherché à brouiller les pistes. «On peut retenir cette hypothèse, poursuit Findlay. En 1888, deux témoins avaient affirmé avoir vu l'une des victimes, Mary Kelly, courir dans une rue de Whitechapel quatre heures après le constat de sa mort... Pour l'inspecteur Abberline, la personne qui s'enfuyait n'était autre que l'Eventreuse, déguisée en Mary Kelly.» Selon Stewart Evans, l'un des suspects identifiés par Scotland Yard à l'époque était une sage-femme corpulente, Mary Pearcey. La police avait, semble-t-il, de bonnes raisons de la soupçonner: en 1890, elle fut accusée d'avoir égorgé la femme de son amant à la manière de l'Eventreur, et fut même pendue pour ce meurtre le 23 décembre 1890. Comment savoir si l'ADN identifié par le biologiste est celui de Mary Pearcey? «Il faudrait exhumer son cadavre. Evans et moi l'avons envisagé, dit Findlay sur un ton amusé. Mais la loi anglaise l'interdit, car il ne reste aucun survivant dans cette affaire.» Une seule possibilité: récupérer un morceau du squelette en violant la tombe. Stewart Evans sait où est enterré le corps: «Au cimetière de Newgate, à Londres. Sur la pierre tombale, cette seule inscription: "1866-1890".»
Reposera-t-elle en paix?